SENEGAL-TRANSPORTS-ACCIDENT-COMMEMORATION
Par Serigne Mbaye Dramé
Dakar, 26 sept (APS) – Vingt-trois ans après le naufrage du bateau ‘’Le Joola’’, survenu dans la nuit du 26 au 27 septembre 2002, l’adjudant à la retraite anticipée des sapeurs-pompiers Moussa Ngom garde en mémoire chaque détail de cette tragédie.
Parmi les premiers plongeurs dépêchés sur les lieux, il témoigne avec la lucidité d’un professionnel et l’émotion d’un humaniste marqué à jamais par ce qu’il a vu en trois semaines.
Après vingt-huit années de service, M. Ngom a quitté les drapeaux, mais il conserve les réflexes de la protection civile.
Les leçons oubliées d’une tragédie nationale
Dans une voiture de l’APS, son regard se pose immédiatement sur la ceinture de sécurité. ‘’Elle doit être modulable à la taille du passager’’, insiste l’homme attaché encore à la rigueur.
Dans le cas contraire, ce tissu qui peut amortir des chocs risque de provoquer l’effet inverse, explique Moussa Ngom, l’esprit sans doute hanté par cette ‘’négligence’’ qui a coûté la vie à près de 2 000 âmes.
Plus loin, devant un chantier de 16 étages en bordure de mer, la grue en mouvement au-dessus des véhicules et des passants l’interpelle. Il y voit potentiellement un danger. ‘’Une telle situation est inadmissible’’, lance-t-il, ajoutant que la circulation devrait être interrompue à chaque manœuvre de l’engin. Mais cette désinvolture est devenue une habitude au Sénégal, déplore Moussa Ngom, presque résigné.
Ce ‘’laxisme’’ le replonge dans ses souvenirs de la nuit du 26 au 27 septembre 2002. Ce jour-là, entre 8 h 15 et 8 h 30, alors qu’il n’était même pas de garde à la caserne des sapeurs-pompiers de Rufisque, il apprend le naufrage du bateau ‘’Le Joola’’, survenu la veille. C’est l’un des plus grands accidents maritimes de l’histoire du pays.
À 16 heures, Malick Guèye et Ndiambé Samb sont les deux plongeurs sénégalais héliportés par un appareil de l’armée française sur l’épave du bateau, raconte Moussa Ngom. En compagnie d’une poignée de collègues, il sera transporté par un avion Fokker en Gambie pour ensuite arriver sur les lieux de l’accident le samedi . ‘’Dans sa mission, le sapeur-pompier croise souvent la mort’’, confie l’adjudant Ngom derrière ses lunettes antireflets. Mais avec ‘’Le Joola’’, l’horreur était d’une ampleur inédite : le nombre de victimes défiait toute mesure, dit-il, même si le bilan officiel est de 1 863 morts.
Son récit prend subitement une tournure plus intime quand Moussa Ngom évoque le cas de sa cousine ayant perdu son mari et ses trois enfants dans la tragédie. Il l’aurait peut-être sauvée, quitte à périr ! C’est la devise des soldats du feu.
Revenant sur les premières heures des interventions des équipes de sauvetage, M. Ngom dénonce les failles d’une opération menée avec un défaut de coordination et une lenteur d’exécution.
Cette situation pourrait s’expliquer, dans un premier temps, par le caractère inédit de cet accident maritime d’une rare ampleur que le Sénégal venait de connaître.
‘’Une réaction rapide et concertée aurait permis de sauver plus de vies’’, dit-il avec gravité. Plus le temps dure, plus les chances s’éloignent dans l’horizon. Comme la coque du navire qui tire vers le bas.
L’amertume d’un ‘’héros’’ de l’ombre
Près d’un quart de siècle après le naufrage, son constat est amer. ‘’Le pays n’a rien retenu’’ de cette tragédie, lâche l’adjudant des sapeurs-pompiers à la retraite, évoquant les surcharges quotidiennes dans les transports publics.
Cet appel à l’introspection lancé par le président de la République d’alors, Abdoulaye Wade, au lendemain du drame, est oublié.
Moussa Ngom dénonce le fatalisme bien sénégalais, qui incite à se réfugier derrière la volonté divine, au lieu d’assumer la responsabilité humaine des drames.
À ses yeux, le Sénégal doit bâtir une politique de prévention ambitieuse. ‘’De la même manière qu’on planifie l’économie avec des documents comme celui du ‘Sénégal 2050’, il faut un agenda pour anticiper les catastrophes’’, préconise le technicien, plaidant pour une modernisation de la protection civile avec des moyens matériels et humains adéquats : bateaux, hélicoptères d’intervention rapide et formation aux techniques nouvelles.
S’il a pris une retraite anticipée en faisant ce qu’on appelle pantoufler, à savoir quitter le public au profit du secteur privé, Moussa Ngom confie ressentir une certaine amertume. ‘’Trop souvent, ce sont des acteurs de seconde zone qui récoltent les honneurs, au détriment des véritables héros de l’ombre’’, dit-il.
M. Ngom s’attache désormais à transmettre son savoir dans plusieurs pays du monde comme instructeur certifié en désincarcération passé par l’allemand Weber Rescue Systems. Mais son regard se tourne encore et toujours vers l’épave du bateau ‘’Le Joola’’, un drame qui, confie-t-il, fait ressurgir son tempérament du point de vue de son entourage, à chaque mois de septembre.
Se disant convaincu que la technicité existe pour renflouer l’épave, il plaide pour qu’elle soit renflouée et propose sa transformation en musée, afin que le souvenir des victimes demeure et que les générations futures puissent tirer les leçons de l’histoire.
SMD/BK/MTN/HK/ESF
[SRC] https://aps.sn/naufrage-du-bateau-le-joola-les-souvenirs-dechirants-dun-plongeur/